Entretien avec Nicole Abar : ancienne joueuse professionnelle de football a créé l'association Liberté aux joueuses

Nicole Abar, ancienne joueuse professionnelle de football a créé l’association Liberté aux joueuses (L.A.J). Depuis plusieurs années, elle œuvre pour encourager les enfants à pratiquer le sport, de manière égalitaire et à lutter contre les stéréotypes qui freinent l’égalité filles-garçons et pour l’épanouissement par le sport.

Pouvez-vous présenter votre parcours et votre engagement ?

Nicole Abar (NA) : À l’âge de onze ans, on m’a demandé de rejoindre une équipe de football locale parce qu’il manquait un joueur licencié pour pouvoir former une équipe complète. L’entraîneur m’a recruté alors que je ne m’intéressais pas particulièrement au football, mais j’étais dans les gradins et je pouvais passer pour un garçon. Il s’est avéré que j’étais vraiment très compétente, et cela a lancé ma carrière dans le football. Le football n’était pas ma vocation, ce sport m’a choisi et m’a aidé à sortir du racisme que je vivais – lié aux origines étrangères de mes parents – et qui me plaçait dans une situation de double discrimination : racisme et sexisme.

J’ai participé et remporté plusieurs fois avec mon équipe le Championnat de France de football féminin et intégré ensuite l’équipe de France. Après avoir mis fin à ma carrière de footballeuse professionnelle – à savoir que nous n’étions pas payées à l’époque, signe du peu de reconnaissance du football féminin – j’ai obtenu mon diplôme d’entraîneuse dans la section des hommes car il n’y avait pas de femmes, et j’ai rejoint le club du Plessis-Robinson pour entraîner l’équipe féminine et les faire monter en deuxième division. À la suite de la décision inattendue du club de supprimer la section féminine, pourtant meilleure que l’équipe masculine, nous avons décidé de l’attaquer en justice afin de faire annuler cette décision. La mobilisation des joueuses et des parents a été très importante ; l’objectif n’était pas de gagner de l’argent mais de lutter pour que les droits des joueuses existent, et pour la reconnaissance de ces jeunes victimes qui méritaient que l’on s’intéresse à elles et que l’on se batte pour elles. Il était aussi question de montrer que les équipes féminines ne sont pas des variables ajustables et facultatives.

En quoi le sport est un enjeu de l’égalité femmes-hommes ? Quelles évolutions ont eu lieu dans ce domaine et quels sont les points de vigilance à avoir aujourd’hui ?

NA : Depuis quelques dizaines d’années, on a pris en compte dans le féminisme la question du plaisir du sport, du plaisir de jouer et de se dépenser. Le sport est essentiel pour l’égalité filles-garçons et femmes-hommes ; les enfants et surtout les filles ont toujours été limitées dans leurs déplacements et leur motricité. Il s’agit de leur donner l’occasion de s’emparer de grands espaces, d’être libre de bouger, de se déplacer, de s’amuser et de se dépenser au même titre que les garçons. Cela participe également à déconstruire la masculinité hégémonique et à lutter contre les violences sexistes et racistes.

Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de libération dans la pratique du sport chez les filles et les femmes. Cela se transcrit par une forte augmentation des licenciées dans les clubs sportifs. Elles ne sont plus obligées de « se masculiniser » ou d’agir en mimétisme des joueurs, et peuvent se présenter comme elles le souhaitent. De ce fait, les femmes sont de plus en plus représentées dans les compétitions sportives : Coupe du monde, Jeux olympiques, Coupe de France, Championnat de France, Ligue des champions de l'UEFA, etc. Ainsi, aujourd’hui on peut faire carrière dans le sport même si les salaires et particulièrement ceux des footballeuses sont bien inférieurs à ceux de leurs homologues masculins.

La visibilisation médiatique est en nette croissance notamment dans les médias : la dernière Coupe du monde féminine de football a été diffusée sur les chaînes nationales et les journaux accordent une place croissante au sport pratiqué par les femmes.1

Malgré tout, cette visibilisation est encore insuffisante, les femmes étant tout de même sous-représentées en termes de couverture médiatique et leur expertise étant peu valorisée. Elles sont aussi peu nombreuses dans les instances de décision des fédérations. Par ailleurs, les stéréotypes et les préjugés sont toujours prégnants dès le plus jeune âge ; on assignera plus souvent certains sports aux jeunes filles et d’autres aux garçons (ex : la danse, l’équitation ou la gymnastique pour les filles, et les sports d’équipe et de combat pour les garçons), comme si l’on considérait qu’un garçon naissait forcément en sachant jouer au football. D’où l’importance de montrer toutes les possibilités et d’offrir l’opportunité à tous les enfants de pratiquer tous les sports.

Quelles actions sont portées par l’association Liberté aux joueuses ? Et comment travaillez-vous l’égalité dans le sport dès le plus jeune âge ?

NA : Les stéréotypes se forment très tôt chez les enfants, c’est pourquoi il est important de travailler simultanément sur les filles et les garçons dès l’âge de 4 ans environ, parce qu’ils [et elles - ndlr] sont en plein développement et que l’on peut éviter de transmettre ces stéréotypes qui vont s’ancrer et rester à l’âge adulte.

En 1997, j’ai créé l’association Liberté aux joueuses (L.A.J) dans le but de promouvoir un égal accès des filles et des garçons, des femmes et des hommes dans le champ du sport. Nous intervenons afin de sensibiliser aussi bien les équipes éducatives que les enfants aux enjeux liés à l’activité physique et sportive tout au long de la vie, mais aussi plus largement à l’éducation à l’égalité.

Nous proposons des ateliers de motricité pour les plus jeunes afin d’appréhender l’espace et de lutter contre la restriction de l’accès au monde, mais aussi des ateliers de verbalisations sur les stéréotypes dans les jouets, les représentations ou les métiers et des activités manuelles.

En 2000, j’ai lancé le programme « Passe la balle » qui a servi de base au lancement des ABCD de l’égalité des ministères de l’Éducation Nationale, et des Droits des femmes. Dans le cadre de ce programme, nous avons réalisé un film documentaire en 2002 ; cette année, nous avons relancé ce projet afin de sortir un nouveau documentaire pour 2023 basé sur la formation des enseignant·es et des séquences d’observation. Le film est soutenu par la Fondation des Femmes, la Fondation Alice Millat et la Ville de Toulouse.

De quelles manières les collectivités peuvent-elles s’emparer de l’enjeu de l’égalité femmes-hommes dans le sport ?

NA : Il faut tout d’abord agir sur les équipements : au-delà de la volonté politique, si l’équipement n’est pas pensé dès le départ en termes d’accessibilité, il ne participe pas à l’égalité dans le sport. Il faut penser le type d’équipement, son espace, penser l’intégration des femmes (notamment la question des vestiaires) mais aussi l’accueil des enfants pour permettre aux parents de pratiquer le sport en toute liberté.

Un engagement politique est indispensable : un·e élu·e doit être déléguée à l’égalité tout comme une ou plusieurs personnes dédiées dans l’administration. Et surtout, un budget doit être consacré et pas seulement au sport, mais à la prise en compte du genre dans les financements, les subventions, les équipements, l’attribution des créneaux etc. Une politique publique sportive c’est d’abord une politique de masse, et la masse concerne pour moitié les femmes : il faut donc réunir toutes les conditions pour que les femmes aient envie de venir pratiquer du sport et non pas constater leur absence et ne pas agir.

Enfin, il faut sortir la pratique du sport de l’injonction à la compétition et aux résultats, et valoriser les notions de plaisir et d’épanouissement.

(1) Ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, Chiffres clés, édition 2021 : vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, 2021.