Entretien avec Sigolène Couchot-Schiex : analyse du cybersexisme chez les jeunes

photo Sigolène Couchot-Schiex.jpg (58.91 Ko) Alternative textuelleSigolène Couchot-Schiex est enseignante et chercheuse, chargée de mission de la formation des maîtres de conférences à l’Université CY Cergy Paris Université. Ses domaines d’expertise sont le sexisme et le cybersexisme, la socialisation de la jeunesse et les rapports sociaux de genre et la lutte contre les discriminations liées aux rapports sociaux, de sexe, genre et sexualités. Elle nous propose son éclairage en tant qu’experte sur la question du cybersexisme chez les jeunes.

Comment définissez-vous le cybersexisme et les cyberviolences ?

Sigolène Couchot-Schiex (SCS) : De manière générale, on parlera de cyberviolences à partir de la qualification qu’en donneront les victimes selon leur perception de ce qui passe par l’utilisation d’outils de connexion en ligne ou de téléphone mobile. L’utilisation de ces outils numériques ayant ici le but d’insulter, de harceler, d’humilier, de répandre des rumeurs, d’ostraciser, d’exercer une coercition externe sur un individu qui ne peut pas facilement se défendre seul ou qui subit une domination.   

Des études antérieures établissaient des constats récurrents montrant de fortes différences de taux de prévalence entre les filles et les garçons (entre les femmes et les hommes, par extension) sans pouvoir expliquer d’où provenaient ces différences. Nous avons étudié le phénomène grâce au co-financement du Centre Hubertine Auclert (étude 2016) et de l’université Paris-Est Créteil. Cette étude nous a permis de comprendre que les filles étaient la cible de certaines cyberviolences, en particulier, à caractère sexiste et sexuel.   

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Cela nous a amené·es à concevoir une définition du cybersexisme qui qualifie des faits de violence sexiste, souvent ordinaires, qui peuvent prendre de multiples formes plus ou moins graves, ciblant distinctement les garçons des filles. 

« Si certains faits ciblent les jeunes atypiques ou inadapté·es sur le plan du genre, le cybersexisme ordinaire vise à maintenir les filles dans les normes sociales sous la domination masculine. »

Cette dimension sexiste, également centrale aux violences perpétrées en face-à-face mais facilitée et amplifiée par les outils numériques et leurs caractéristiques, ne peut être adéquatement ni appréhendée ni mise en avant par les concepts de cyberviolence ou de cyberharcèlement.  

Le plus souvent, les faits de cybersexisme ne sont pas isolés, ils se combinent avec du sexisme exercé in real life (IRL). Nous avons pu évaluer que dans chaque classe de notre enquête (décembre 2015), dix filles et trois garçons se disent victimes de violences à caractère sexiste et/ou sexuel, tandis que trois filles et deux garçons s’estiment victimes du même type de faits dans le cyberespace.  

Comment les rapports sociaux et normes de genre peuvent conduire au cybersexisme et aux cyberviolences ?

SCS : Le cybersexisme se met en place à partir des mécanismes à l’œuvre dans le système de genre. Au bout du compte, l’effet socialement recherché est le maintien d’une partition sociale qui s’appuie sur la trilogie sexe/genre/sexualité.  

La différenciation entre les sexes qui s’apprend dès le plus jeune âge est l’un de ces mécanismes. Dès l’enfance, les petit·es sont éduqué·es à répondre à la commande sociale pour se comporter en « petits gars » ou en « fillettes » avec des attributs sociaux différenciés et stéréotypés. Les filles seront encouragées à prendre soin des animaux, par exemple, elles joueront au poney, ce que les garçons trouveront « nul » ; tandis que les garçons s’imagineront en superhéros qui sauvent le monde sous les applaudissements des princesses.  

On perçoit dans ces exemples caricaturaux (mais tellement récurrents) que ce que font, disent ou ressentent les enfants de chaque sexe, ne reçoit pas la même valeur sociale. Tacitement, dans un mouvement social convergent, ces différences et ces hiérarchies se produisent et se reproduisent dans les situations sociales les plus ordinaires, normalisant les rapports sociaux. L’expression de ces normes est attendue dans les comportements sociaux. Les filles vont apprendre à prendre soin des autres et à se soumettre aux souhaits, aux désirs, aux attentes des autres, tandis que les garçons vont apprendre à exercer leur puissance, leur domination, exprimer leurs désirs sexuels à leur encontre. 

« Le cybersexisme suit un fil rouge qui commence par de l’humour, des injonctions sur les comportements, de la drague, des demandes de photos, de nudes ; pour aller parfois vers des formes aggravées de cyberviolences constituant des délits ou des crimes et tombant sous le coup de la loi. »

Il passe par un contrôle de la tenue vestimentaire ou des fréquentations, des sollicitations pornographiques (envoi ou réception des attributs ou organes sexuels masculins ou féminins) ; il peut aboutir à la diffusion large de photos intimes sans le consentement de la personne ou le cyberharcèlement par des raids de trolls pour « pourrir » la page (la story) de la victime, l’afficher en tant que fille facile, en tant que « pute ».  

Le cybersexisme est encouragé à la fois : 

  • Par le maintien de l’organisation sociale (système de genre) ; 
  • Par la technicité des outils numériques qui offrent les conditions d’une mise en scène de soi soumise à l’interaction des pair·es (« les ami·es » sur les réseaux sociaux) prenant la forme d’un théâtre interactif : à la créativité des « posts » de mise en scène, répondent les commentaires et les appréciations (« like »).  

Ces réactions témoignent d’une lecture critique fine de la mise en scène intégrant les éléments contextuels et son intentionnalité de la mise en scène. C’est par essai et erreur que les jeunes (surtout les filles) apprennent les attentes et les règles de ce contrôle social. Évidemment, les erreurs n’échappent pas à la sanction des pair·es. C’est ainsi que certaines d’entre elles se trouvent diffusées auprès d’un très grand nombre de personnes en un clic. « Tout le monde le sait, même celui qui ne sait rien d’habitude, il le sait ! » (sic).  

Quelles sont les spécificités du cybersexisme chez les jeunes ?

SCS : On entend souvent dire que l’anonymat facilite les expressions haineuses, et par là le sexisme. Cependant l’anonymat ne fait pas l’ordinaire des échanges sur les réseaux sociaux chez les jeunes. Ils n’adoptent pas de pseudo, par contre, ils peuvent être plus familiers ou familières de l’usurpation d’identité en « empruntant » le téléphone d’une tierce personne, parfois dans le but de lui nuire.   

La puissance de la dissémination des posts est souvent incriminée, et à raison. C’est très significatif des comportements et de l’organisation sociale chez les jeunes. Impossible, dès lors de se cacher ou d’espérer un répit. Cette dissémination virtuelle va « empoisonner » la vie réelle de la victime qui subira un double calvaire. Mais après un temps, par exemple à la rentrée suivante, tout sera oublié (sauf pour la victime).  

Un seul message pourra dès lors suffire à nuire à une victime. Un seul message mal intentionné ou mal reçu, ou une seule photographie diffusée sans consentement pourra aboutir à un harcèlement répétitif, excessif parfois inattendu, susceptible de conséquences pouvant paraitre démesurées aux yeux des adultes (nous avions associé à ce phénomène l’image de « l’effet tsunami  »). 

De quelle façon les collectivités peuvent s’emparer du sujet, l’inclure dans leur champ de compétences pour prévenir et lutter contre le cybersexisme et les cyberviolences auprès des jeunes ?

SCS : J’inviterais à garder à l’esprit que la prévention de ce phénomène passe par l’éducation et non par l’interdiction. D’autre part, personne ne peut se prétendre exempt de sexisme ou cybersexisme, c’est un fait appartenant au contrôle social collectif : enfants, jeunes, adultes, nous pouvons tour à tour nous trouver dans les rôles de victimes, d’agresseur ou agresseuse, de témoin, parfois sans en prendre conscience. La participation de tous et toutes dans les expériences cybersexistes ou de violences à caractère sexiste et sexuel témoigne de l’ampleur d’un phénomène de société insidieux, silencieux, invisibilisé par les codes sociaux.  

Sa prévention nous pose un autre problème pour sa prise en charge : celle de l’accès à ce type d’informations. En effet, dans notre étude 1 élève sur 4 rapporte qu’il ou elle ne sollicitera l’aide d’aucun·e adulte (famille, école ou autre). Dans le même temps, certains faits déclarés par les victimes sont perçus par les adultes comme secondaires, mineurs, dès lors indignes d’une prise en charge. D’un autre côté, certain·es élèves auraient aimé·e en parler à quelqu’un·e mais ils ou elles ne savent ni vers qui se tourner ni comment agir (par exemple, sur les plateformes en ligne).  

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Il est important de résister à la culpabilisation de la victime quant à sa tenue ou à son comportement. C'est elle qui a subi la domination et le déni de soi, de son accord, de son consentement. Les faits, quels qu'ils soient, qui lui sont imposés provoquent un effet de sidération. Pour pouvoir accueillir la parole des victimes il faut accepter de faire un pas de côté par rapport aux normes sociales. Le comportement répréhensible est celui de la personne qui commet l'agression, pas celui de la personne qui la subit.  

Si la prévention peut se mettre en place, elle peut utilement aborder les questions de normes sociales de genre, de domination et de contrôle dans les situations sociales, la question des sexualités. Mais, il serait vain de dispenser des « savoirs » ou des « bonnes pratiques ». 

« C’est dans l’instant, dans les situations d’interaction (avec ou sans portable) qu’il faut apprendre à réagir, à dialoguer, à se protéger, à réguler. À mon sens, cela s’apprend par l’interaction (jeux, histoires interactives, théâtre, retour sur les situations). »

Au cours de notre étude, les jeunes ont pleinement participé aux discussions, nous ont remercié de les écouter sur ces sujets qui font leur quotidien. Il est indispensable d'ouvrir la discussion avec elles et eux mais il faut se demander comment le dialogue peut s'installer. Une piste pourrait être d'ouvrir des groupes de discussion adultes/jeunes, parents/enfants, ainsi tous partiraient d'une même expérience avant d’y confronter leurs points de vue.