Visuel décrryptage ORVF

Décryptage de l'Observatoire n°9 - Géolocalisation et (cyber)violences conjugales : trois questions posées à Marion Tillous

Mis à jour le 15/09/2022

Dans le cadre des violences conjugales, le contrôle de la localisation et des déplacements (direct ou différé) est un des mécanismes des agresseurs afin d’accroître leur emprise, de restreindre l’autonomie des victimes et ainsi renforcer l’isolement de ces dernières. C’était la thématique du deuxième webinaire du cycle du Centre Hubertine Auclert sur les cyberviolences sexistes et sexuelles.

Pour approfondir cet enjeu, ce décryptage propose une interview de Marion Tillous, maîtresse de conférences à l’Université Paris 8 en géographie et études de genre et rattachée au Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS). Elle a notamment dirigé l’ouvrage Espace, genre et violences conjugales : ce que révèle la crise de la covid-19 qui paraît ce mois-ci.

Dans le cadre des violences conjugales, comment les agresseurs mettent-ils en place des stratégies pour contrôler et/ou limiter les déplacements des victimes ?

[Marion Tillous] Dans notre recherche sur la spatialité des violences dans le couple, nous avons identifié une triple stratégie permettant aux agresseurs de construire un piège autour de leur victime.
  • D’une part, le contrôle spatial direct qui se matérialise par le fait de délimiter les cadres autorisés du déplacement : périmètre de déplacement, heures de sorties autorisées, modes de transports accessibles, motifs considérés comme légitimes pour le déplacement, etc. L’agresseur peut aller jusqu’à définir les modalités de présentation de soi dans l’espace public (habit, maquillage, posture, etc.) et d’interaction avec d’autres personnes (regard, sourire, parole, etc.).
  • Pour s’assurer que les cadres définis pour les déplacements de sa victime sont bien respectés, le partenaire violent met en place tout un système de surveillance spatiale. Cela peut passer par des logiciels espions, mais c’est loin d’être le seul moyen : il peut aussi recourir à des applications détournées de leur usage, à des réseaux sociaux incluant la position spatiale, à des balises GPS, à la jauge à essence, au compteur kilométrique ou au GPS de la voiture, à des caméras de surveillance, ou il peut tout simplement demander à des proches. La surveillance spatiale peut être réalisée à la connaissance ou à l’insu de la victime.
  • Au-delà du contrôle spatial direct et de la surveillance spatiale, de nombreux autres aspects du « contrôle coercitif » (Stark, 2007) caractéristique des violences conjugales impactent les pratiques spatiales des victimes, les endroits qu’elles fréquentent, les manières dont elles se déplacent. Le fait que la victime soit progressivement coupée de ses proches, qu’elle perde son emploi, ou l’injonction aux tâches domestiques modèlent sa mobilité. Enfin, tous les aspects de la violence qui visent à briser la confiance en soi de la victime et ses capacités de décision ont des conséquences négatives sur sa mobilité.

Quelles sont les conséquences pour les victimes, notamment en termes de capacité et d’autonomie pour se déplacer ?

[MT] La violence dans le couple a pour effet de briser l’autonomie de la victime et de réduire ses capacités comme ses occasions de déplacement : c'est ce qu’Eva San Martin nomme dans sa thèse (2019) la « déprise spatiale ». Les femmes vivant des violences conjugales sortent de moins en moins souvent – en particulier seules – et de plus en plus exclusivement pour des motifs liés aux tâches domestiques ou au travail (quand elles parviennent à le conserver). Car même lorsque la victime peut sortir seule – parce que l’homme violent est absent, ou pour échapper à une situation de tension – le sentiment d’appréhension est toujours présent et agit comme un frein au déplacement.
La violence conjugale assigne à résidence. C’est ce qui conduit Evan Stark (2007) à la comparer à ce qu’il nomme les « crimes de capture » : enlèvement, prise d’otage, emprisonnement de guerre. Il arrive d’ailleurs, lorsque le contrôle coercitif est le plus total, que les agresseurs recourent à la séquestration.
 
Mais il est important de souligner que toutes les femmes rencontrées ont témoigné avoir réussi, d’une manière ou d’une autre, à conserver une part même infime de capacité de décision pour elles-mêmes, et des espaces de sécurité, mêmes temporaires. Contrairement à ce que voudraient leur faire croire les agresseurs, elles restent des personnes dotées de capacité d’action en propre, et de résistance à l’agression.

Dans votre enquête, comment les victimes retrouvent une autonomie dans leur déplacement après la séparation avec l’agresseur ?

[MT] Notre enquête s’est intéressée spécifiquement à la période de la crise sanitaire : nous avons pu observer que les mesures prises en réponse à l’épidémie de Covid-19 (confinements, couvre-feux, etc.) ont pu être bénéfiques aux femmes alors séparées de leur partenaire violent puisqu’il a réduit les possibilités pour l’agresseur d’entrer physiquement en contact avec elles. L’interdiction de se déplacer à plus d’un kilomètre de son domicile (hors motifs impératifs) a limité la portée d’action des agresseurs qui devaient pouvoir justifier d’un motif de déplacement en cas de contrôle policier. Avec l’arrêt du travail et la fermeture des écoles, les femmes ont pu vivre le premier confinement comme une bulle protectrice pour elles et leurs enfants éventuels, rétablissant un lien et retrouvant une tranquillité d’esprit mis à mal par les violences. Ce constat est particulièrement vrai pour les femmes résidant en centre d’hébergement, notamment parce que de nombreux centres ont pris la décision de suspendre l’alternance de garde des enfants, quitte à se trouver hors la loi. Pour les personnes logées dans le parc privé, il est à nuancer, et dépend beaucoup des situations (type de logement, distance de la résidence de l’agresseur, etc.). Une des conditions centrales de l’autonomie des victimes repose donc sur leur sécurité et sur le contrôle des agresseurs, ce qui pose la question de la prise en charge des auteurs (en plus de celle, récurrente, de l’accès à l’hébergement d’urgence).
Dans sa thèse, Eva San Martin s’est intéressée aux conditions qui permettent plus généralement aux femmes séparées de s’engager dans une « reprise spatiale ». Elle montre notamment que différentes actions peuvent être mises en place pour favoriser la ré-acquisition de « compétences spatiales » : ateliers proposés par les professionnel·les les accompagnant, aménagement d’espaces publics confortables et sécurisants, développement d’habitats partagés favorisant le lien social tout en en respectant l’autonomie des personnes.